Crever l’écran !
Il y a quelques semaines, j’étais invité, à la demande d’enseignants motivés d’un lycée de Tourcoing, à donner quelques conseils de diction, de posture, de pose de voix, d’intonation... à des élèves qui s’apprêtaient à passer, dans le cadre de leur baccalauréat, l’épreuve récente du « grand Oral », où il leur est demandé de prendre la parole pour développer devant un jury et en vingt minutes un des sujets étudiés dans l’année.
La Virgule intervient depuis de nombreuses années dans les collèges et lycées pour répondre à l’un des objets fondamentaux de sa mission, qui n’est pas seulement de créer, tourner, ou d’accueillir des spectacles, mais aussi de sensibiliser les élèves au théâtre.
Dans ce monde où les industries du virtuel créent une accélération civilisationnelle dont le spectacle vivant a commencé à cruellement pâtir, j’avoue craindre que cette tâche auprès des jeunes ne se révèle bientôt tenir de plus en plus du sacerdoce.Retour ligne automatique
Cependant, j’ai beaucoup aimé ces huit séances, de trois heures chacune, où les élèves à qui je m’adressais, pour la plupart au début craintifs, gauches, réticents, voire hostiles, se révélèrent ouverts, curieux, heureux et reconnaissants de découvrir qu’un simple placement de voix, un geste, un regard, pouvaient aider à faire passer un message. Des rudiments de théâtre leur avaient donné confiance en eux, les avaient aidés à structurer une pensée, et à communiquer.
Un dialogue s’installa et nous fîmes connaissance. A ma question de savoir s’ils allaient au théâtre, certes je ne m’attendais pas à une avalanche de réponses positives et je ne me trompais pas. Quelques-uns cependant y étaient déjà allés… mais « une fois », emmenés par un de leur professeur. Ils en avaient gardé semblait-il un assez bon souvenir, mais ne se rappelaient que confusément le titre ou le sujet de la pièce… Belle leçon d’humilité pour moi, qui comprenais petit à petit, au fur et à mesure que leur revenait la mémoire, qu’il s’agissait de l’Ecole des Femmes de Molière, que j’avais mis en scène et… interprété devant eux trois ans plus tôt ! « Ah oui ! c’était vous, monsieur ? ».
Il me vint alors l’idée de faire porter mes exercices sur la narration d’un livre ou d’un film qui les avaient marqués. Dans chaque classe, en guise de réponse, le silence fut assourdissant ; néanmoins ils furent intarissables et performants pour me raconter le scénario, ou le décor, ou telle ou telle action d’un des jeux vidéo auxquels la plupart se livraient corps et âmes pendant leurs temps de loisirs. Leurs loisirs ? Outre les jeux, tous, oui tous, passaient des heures chaque jour devant des écrans, écrans d’ordinateurs, de tablettes ou de smartphone, parfois de télévision, jamais ou rarement de cinéma. Quotidiennement, quatre, cinq, six heures, pour jouer, clavarder, switcher, tchatter, zapper… peut-être quand même selon eux, quelques minutes parfois, pour travailler.
Voulant être sûr de ne pas être victime d’un canular collectif ou d’une particularité locale, en rentrant chez moi je m’empressai de vérifier (il est vrai sur l’écran d’un ordi mai ne le répétez pas) si mon sondage avait la moindre valeur nationale …
Eh bien oui ! D’après une étude récente sur le sujet, Santé Publique France me confirmait ce que je venais de découvrir : que le temps d’écran moyen est d’environ 2 heures par jour chez les enfants âgés de 1 à 6 ans, de 3 heures et demie chez les 7-12 ans et d’un peu plus de 5 heures chez les adolescents de 13 à 19 ans !
Il y a de quoi s’inquiéter, non ? Et d’apprendre que les ingénieurs de la Silicon Valley, ceux-là même qui ont conçu et développé ces écrans, les interdisent à leurs propres enfants ne nous rassure pas ! Pire ! le mal gagne les adultes : Selon la très sérieuse société d’études Vertigo Research, les écrans accaparent 74% de notre temps libre ! Ne reste que 26% de temps disponible hors écrans et hors domicile dont, restez assis… 0,4 % pour aller au théâtre ! L’on s’étonnera ensuite que nationalement le public vieillit !
Les écrans sont donc devenus nos doudous numériques, du sucre pour nos cerveaux. On peut le redouter : ce n’est peut-être plus dans un spectacle théâtral que l’on ira chercher sa dopamine. L’addiction au théâtre risque de devenir une maladie orpheline. Retour ligne automatique
Je ne veux pas m’y résoudre. Et heureusement je ne me sens pas seul : en France, les pouvoirs publics prennent les choses au sérieux ; les collectivités territoriales, Région, Département, soutiennent les actions de sensibilisation comme celle dont je vous parlais plus haut … Le gouvernement en 2021 a lancé un « Pass culture » pour financer chez les jeunes, par un crédit jusqu’à 300 euros, leurs dépenses culturelles … Le président de la République lui-même a récemment envisagé la création sur les réseaux sociaux d’un « verrou numérique » pour les enfants de moins de treize ans… On sent comme un branle-bas de combat à travers tout le territoire. Et La Virgule entend être en première ligne.
Car, si la tâche est immense, il ne convient pas de désespérer. Autrement quel sens pourrait bien avoir la démarche de vous présenter dans cette brochure les spectacles d’une nouvelle saison ?
La dernière des choses à faire, comme nous le suggèrent pourtant certains, seraient de « digitaliser » l’offre culturelle. Ou bien qu’il suffirait de faire se côtoyer les acteurs avec… des écrans, pour revitaliser le théâtre ! Ce serait assurément un abandon en rase campagne, l’épidémie nous aurait gagné. La résistance est ailleurs : Il faut crever l’écran.
Comment ? En faisant comprendre à des jeunes dans des ateliers de sensibilisation, (ou par la pratique même en classe du jeu théâtral) ce que le théâtre nous apprend de la vie et de nous-mêmes… En vous proposant une programmation, (comme vous le constaterez dans les pages qui suivent), qui pose des questions en écho à celles de notre temps, sans jamais empêcher la chaleur des rires ou les frissons de l’émotion … En vous faisant partager une aventure collective, avec des acteurs présents, - pas des stars de cinéma lointaines et intouchables derrière un écran qu’elles ne crèveront en fait jamais… Ce que font pourtant nos acteurs de notre Salon de Théâtre quand ils viennent, après la représentation, échanger autour du verre que nous prenons plaisir à vous offrir.
Car si le théâtre, et lui seul, peut crever l’écran, c’est dans l’autre sens : le « quatrième mur » y est fictif, pure convention entre les acteurs et vous, qui vivez nos spectacles comme si vous étiez « dedans », en le franchissant.
Le théâtre est cet espace du partage. Espace de vitalité démocratique, qui nous fait sortir de « l’entre-soi » de nos écrans pour cet « entre-nous » dont nous aurons, je veux le croire et y travailler sans cesse, toujours besoin.
22 juillet 2024 Retour ligne automatique
Jean-Marc Chotteau