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ÉDITO


Vous en faire voir de toutes les couleurs...


> Retour aux autres spectacles de la saison


 

À la question de savoir quels étaient mes premiers souvenirs de théâtre, j’ai répondu un jour que c’était des souvenirs de couleurs.

Tout avait commencé pour moi par les rouges et les ors de l’opéra de Lille où un dévoué directeur de Maison des Jeunes nous avait amenés, mes copains et moi, alors que j’avais à peine douze ans. De la pièce, dont le titre et le nom de l’auteur m’ont échappé, je ne me rappelle qu’une chose, c’est qu’elle était du genre sombre, - mais cela aussi est une couleur…

La plupart des grandes pièces qui ont jalonné ma carrière de spectateur me reviennent colorées dans la mémoire : la peau verdâtre du Christ dans la Descente de Croix dont Planchon tapissait le fond de scène de son Tartuffe, les reflets argentés et moirés de l’eau qui recouvrait tout le plateau du Massacre à Paris de Marlowe dans le sublime décor de Peduzzi pour Chéreau, l’herbe violette de la colline du Woyzeck monté par Jean-Pierre Vincent, ou encore les pastilles rouges sur les joues de Philippe Caubère brandissant fièrement dans le 1789 de Mnouchkine un étendard du même ton…

Plus tard, passé de l’autre côté du rideau, ce fut pour moi la découverte plus technique des gélatines, ces fines feuilles aux innombrables nuances (mauve, fuchsia, ambre clair, bleu paon…), suffisamment résistantes aux fortes températures pour les positionner devant les projecteurs et colorer le blanc de leurs lumières. J’appris alors qu’une simple gélatine avait le pouvoir de réchauffer une pièce alors qu’une autre rendait glaciale une atmosphère, - sans empêcher toutefois les comédiens de transpirer ! Dois-je à cet instant rappeler que des comédiens sont morts de transpiration ? C’était en effet jadis mortel de mouiller sa chemise ou son costume quand le vert de l’étoffe était obtenu du vert-de-gris toxique d’un cuivre oxydé par de l’urine ! Et voilà comment naissent les superstitions : encore aujourd’hui allez donc demander, à certains comédiens (de ma connaissance) de porter, malgré l’excellence de nos teintures, un vêtement vert !

J’appris aussi que « prendre des couleurs » pour un comédien, n’était pas forcément, comme pour le commun des mortels, un signe de bonne santé : le trac lui donne le teint jaune, le cauchemar du trou de mémoire lui donne des peurs bleues, - sa plus grande crainte sur scène étant bien sûr d’avoir un blanc, autre façon de dénommer le trou, qui n’est donc pas forcément noir.

Ah ! Le noir ! Si Dieu a créé la lumière, le metteur en scène, en bon démiurge, a créé le noir. Et quel pouvoir plus grisant pour lui que « faire le noir » dans la salle, pour que cessent les derniers commérages d’avant le lever du rideau, et pouvoir emmener son public, une fois dépouillé de la grisaille de son quotidien, dans l’autre monde, celui des couleurs gélatinées, qui est parfois plus vrai que le vrai. N’appelle-t-il pas sans vergogne ses spectacles des « créations » ?

Vous comprendrez donc pourquoi l’idée m’est venue, pour vous présenter notre nouvelle saison, de demander à chacun des metteurs en scènes invités, (et à moi-même qui achève présentement Votre Gustave) quelle était la couleur de son spectacle. Pour ma part, j’ai surpris quelques-uns de mes collègues en choisissant le noir pour mon Flaubert. Non, il ne s’agissait pas de la couleur du piano de Françoise Choveaux (qui interprètera sur scène la musique qu’elle aura composée pour l’occasion), mais pour moi de l’humeur du romancier tonitruant contre la bêtise de son temps. J’aurais bien vu aussi le noir pour Le Misanthrope (l’atrabilaire amoureux), car c’est la couleur de sa bile, mais Dominique Serron, la metteuse en scène, m’expliqua pourquoi, elle, voyait son spectacle dans le rose de sa Célimène. J’attendais aussi des metteurs en scène, qui se prêtèrent tous volontiers à l’exercice, des violets, des bruns, des blancs… Ils me proposèrent des bleus, des jaunes, des verts…

C’est que nous ne peignons pas le monde avec les mêmes couleurs. Et que la même couleur, nous pouvons l’interpréter singulièrement. Chaque civilisation en a développé des symboliques parfaitement différentes. Le rouge est symbole de danger aux États-Unis, il est la vie en Inde. En Europe la mort est noire, elle est blanche en Chine ou au Japon, où le bleu est méchanceté, alors qu’il est liberté en France… On dit aussi que les Lapons ont plus de vingt mots pour dire le blanc de la neige, alors que nous n’en avons qu’un. Chacun voit sa couleur, comme midi, à sa porte.

L’étymologie du mot couleur est particulièrement révélatrice. Le mot vient du latin « celare » qui veut dire cacher. Oui, la couleur cache : quelque chose se dissimule derrière. Il y a deux mille ans les latins employaient le mot couleur pour désigner le fard des visages dont on voulait cacher la pâleur.

On farde aussi la vérité. Mais paradoxalement pas au théâtre, où cette vérité se trouve non pas dans mais derrière les couleurs. Elles recèlent, comme les mots chez Rabelais, « leur substantifique moelle » et leur perception peut varier d’un individu à l’autre. Goethe avait raison de dire qu’« une couleur que personne ne regarde n’existe pas ». Les physiciens l’ont d’ailleurs démontré : la couleur n’est pas une matière, mais une lumière. Une interprétation en quelque sorte.

Pour bâtir les programmations de La Virgule, nous choisissons, parmi les metteurs en scène, ceux qui affirment et assument un point de vue, une couleur, fût-elle étrangère à notre façon de voir. Cette année ne déroge pas à notre règle. Ce que j’aime et veut faire partager au théâtre, c’est quand ce dernier éduque mon regard et m’apprend les infinies nuances du monde, y compris dans la plus franche des comédies. Les tests optiques nous démontrent qu’un œil humain peut distinguer près de deux cents nuances de couleurs. Nous vous offrons toute une saison pour en découvrir une bonne part.

J’éviterai quand même de vous l’annoncer en la vantant « colorée » ou « haute en couleurs », expressions et slogans tartes à la crème qui fleurissent dans la communication d’un grand nombre de théâtres et auxquels il a bien dû m’arriver dans le passé de succomber. Non, je vous la propose comme autant de points de vue sur le monde suffisamment forts pour que vous puissiez les enrichir de vos propres nuances.
On racontait autrefois aux enfants qu’il y avait un trésor aux pieds de l’arc-en-ciel. Je ne vous promets pas l’arc-en-ciel. Chacun sait que ses couleurs se dérobent dès que l’on veut s’en saisir.

Mais je vous le dis : j’ai bien intention de vous en faire voir de toutes les couleurs !

Les vôtres.

Jean-Marc Chotteau
14 juillet 2017